L’exploitant d’une place de marché en ligne peut être considéré comme faisant lui-même usage d’un signe identique à une marque d’autrui au regard d’annonces de vendeurs tiers.
L’exploitant d’une place de marché en ligne peut être considéré comme faisant lui-même usage d’un signe identique à une marque figurant sur l’annonce d’un vendeur tiers si un « utilisateur normalement informé et raisonnablement attentif » établit un lien entre les services de cet exploitant et le signe en cause. Tel est le cas si l’utilisateur peut avoir l’impression que c’est l’exploitant qui commercialise lui-même, en son nom et pour son propre compte, les produits revêtus du signe en cause parce que, par exemple, l’exploitant recourt à un mode de présentation uniforme des annonces publiées sur son site Internet, sans distinguer clairement ses propres annonces et ses activités de celles de vendeurs tiers.
LE CONTEXTE DU LITIGE
Suite à l’affichage, sur le site de vente en ligne d’Amazon, d’annonces relatives à des produits portant un signe identique à la marque enregistrée par Christian Louboutin, à savoir la couleur rouge correspondant au code Pantone 18-1663TP appliquée sur la semelle d’une chaussure à talon haut, et suite au stockage et à la livraison de ces produits, M. Louboutin a introduit deux actions en contrefaçon, l’une devant le tribunal d’arrondissement de Luxembourg et l’autre devant le tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles. Il allègue que la société, Amazon, elle-même, aurait fait usage d’un signe identique à sa marque du fait de l’affichage de ces annonces et de la détention, de l’expédition et de la livraison de ces produits, ce qu’Amazon conteste. Selon Amazon, un exploitant d’une place de marché en ligne ne pourrait être tenu responsable du fait de l’usage d’un signe identique à une marque dans les annonces d’offres à la vente affichées sur cette place de marché en ligne, un tel usage étant fait par des vendeurs tiers et non par l’exploitant de la place de marché en ligne lui-même.
Comme l’observa cependant le tribunal d’arrondissement de Luxembourg, le présent cas se distingue de ceux dont la Cour de justice avait eu précédemment à connaître. Le modèle commercial d’Amazon est en effet du type « hybride » : il consiste à regrouper, pour une même catégorie de produits, des annonces émanant tant d’Amazon elle-même que de vendeurs tiers actifs sur cette place de marché en ligne et il différait donc d’autres exploitants de place de marché en ligne, tels qu’eBay, qui publient uniquement des annonces émanant de vendeurs tiers, sans exercer eux-mêmes une activité de vente de produits.
Les juridictions luxembourgeoise et bruxelloise décidèrent chacune de saisir la Cour de justice de l’Union européenne de questions préjudicielles relatives à l’interprétation de la notion de « faire usage » contenue à l’article 9, paragraphe 2, du règlement 2017/1001 sur la marque de l’Union européenne.
LA RÉPONSE DE LA COUR
Après avoir joint les procédures, la Cour se prononce en « grande chambre », ce qui confère à son enseignement une autorité particulière.
1. L’impression de l’« utilisateur normalement informé et raisonnablement attentif »
Pour qu’un « usage » d’un signe identique à une marque pour des produits identiques à ceux pour lesquels la marque est enregistrée soit imputable à l’exploitant d’un site Internet ou d’une place de marché en ligne, il doit faire usage du signe dans sa propre « communication commerciale », notion définie comme « toute forme de communication destinée aux tiers visant à promouvoir son activité, ses biens ou ses services, ou à indiquer l’exercice d’une telle activité » (point 39 de l’arrêt). Pour déterminer si une annonce reprenant un signe identique à une marque d’autrui et affichée sur une place de marché en ligne peut être considérée comme faisant partie intégrante de la communication commerciale de l’exploitant de ce site Internet, il convient d’apprécier si cette annonce est susceptible d’établir un lien entre les services offerts par l’exploitant et le signe en question (point 43 de l’arrêt). Cette appréciation devra se faire au regard de la perception de l’utilisateur de la place de marché en ligne, destinataire de la communication commerciale en cause : il y a lieu de vérifier si un « utilisateur normalement informé et raisonnablement attentif » pourrait croire que c’est l’exploitant de la place de marché en ligne qui commercialise, en son nom et pour son propre compte, le produit pour lequel il est fait usage du signe en question (point 48 de l’arrêt).
Dans ce cadre, deux éléments revêtent une importance particulière : d’une part, le mode de présentation des annonces, appréciées tant individuellement que dans leur ensemble, sur le site Internet en question (point 49 de l’arrêt) et, d’autre part, la nature et l’ampleur des services fournis par l’exploitant de ce site Internet.
2. Le mode de présentation des annonces
Le mode de présentation uniforme des offres publiées sur son site Internet, affichant en même temps les propres annonces du distributeur et celles des vendeurs tiers et la présence de son propre logo de distributeur renommé sur le site Internet et sur l’ensemble des annonces, sont susceptibles de donner l’impression à l’« utilisateur normalement informé et raisonnablement attentif » que l’exploitant du site Internet commercialise, en son nom et pour son propre compte, ces produits offerts à la vente par des vendeurs tiers, et donc de créer un lien, aux yeux de cet utilisateur, entre le signe et les services fournis par l’exploitant (point 51 de l’arrêt).
Lorsque l’exploitant ne distingue pas les différentes offres, provenant de lui-même ou d’un tiers, et leur associe une mention du type « les meilleures ventes », aux fins de les promouvoir, il renforce encore l’impression de l’utilisateur normalement informé et raisonnablement attentif que les produits sont commercialisés par l’exploitant, en son nom et pour son propre compte (point 52 de l’arrêt).
3. La nature et l’ampleur des services
D’autre part, les services fournis par l’exploitant tels que le traitement des questions des utilisateurs, le stockage, l’expédition et la gestion des retours des produits sont susceptibles de créer un lien, aux yeux de l’utilisateur normalement informé et raisonnablement attentif, entre les services et le signe figurant sur les produits et dans les annonces.
LEÇONS ET PERSPECTIVES
Revenant sur l’enseignement de son arrêt « L’Oréal / eBay », la Cour de justice, siégeant en chambre plénière, considère désormais que l’exploitant d’une place de marché en ligne qui ne distingue pas suffisamment ses propres offres de celles de vendeurs tiers peut être considéré comme faisant lui-même usage d’un signe portant atteinte à une marque et figurant dans l’annonce d’un vendeur tiers.
Il importe dès lors si l’exploitant d’une place de marché en ligne ne veut pas être jugé responsable du contenu illicite de l’annonce d’un vendeur tiers, qu’il distingue clairement, en fonction de leur origine, ses propres annonces et ses propres activités de celles d’un vendeur tiers. À défaut, l’exploitant pourra être tenu personnellement responsable de la contrefaçon présente sur les annonces de ces vendeurs tiers.
L’enseignement de cet arrêt de la Cour de justice constitue une évolution significative par rapport à son arrêt « L’Oréal / eBay » du 12 juillet 2011. Celle-ci est manifestement motivée par la nature hybride des plateformes en ligne du type de celle d’Amazon. Alors que la notion d’« usage » d’un signe portant atteinte à une marque impliquait un comportement actif et une maîtrise directe ou indirecte de l’acte constituant cet usage, dorénavant, pour le type de communication commerciale visé dans l’arrêt « Louboutin / Amazon », qui relève d’une méthode de communication hybride mêlant les propres annonces de l’exploitant d’une place de marché en ligne à celles de vendeurs tiers, la Cour introduit la notion de perception de l’« utilisateur de la place de marché en ligne », destinataire de la communication commerciale en cause. La perception de cet utilisateur est en réalité celle du consommateur moyen, notion bien connue en droit des marques. Si la perception du consommateur moyen des produits ou des services en cause joue un rôle déterminant dans l’appréciation du pouvoir distinctif et donc de la validité de la marque invoquée, ainsi que dans celle de l’existence d’un risque de confusion, elle intervient donc désormais également dans l’appréciation de ce que peut être l’acte constituant un « usage » d’un signe portant atteinte à la marque. Il y a là une évolution significative.
On relèvera également que dans cet arrêt, la Cour s’écarte des conclusions qu’avait rendues l’avocat général Szpunar le 2 juin 2022, ce qui est assez rare.
Emmanuel Cornu et Ségolène Nève de Mévergnies
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