Le nouveau livre 6 du Code civil relatif à la responsabilité extracontractuelle entrera en vigueur le 1er janvier 2025. L’ambition du législateur a été de codifier un régime fondé dans une large mesure sur des enseignements jurisprudentiels. Si nombreuses dispositions de ce nouveau livre 6 reflètent donc le régime existant, tel qu’il avait été façonné par la jurisprudence et la doctrine, d’autres dispositions font apparaître de réelles nouveautés.
Le présent article vise à souligner ces principales nouveautés et à en développer quelques conséquences pratiques.
1. L’article 6.3, une petite révolution
Le régime du concours de responsabilités contractuelle et extracontractuelle est fondamentalement réformé par le livre 6 du Code civil. Auparavant, l’engagement de la responsabilité extracontractuelle était en principe, et en pratique, exclu non seulement entre parties contractantes, mais également à l’égard des fameux « agents d’exécution » (rebaptisés « auxiliaires »), qui incluent les sous-traitants, mandataires et organes du débiteur.
Le nouveau livre 6 change la donne : il sera désormais loisible à la victime d’une inexécution contractuelle d’intenter une action fondée, à son choix, sur la responsabilité contractuelle ou sur la responsabilité extracontractuelle. En outre, dans le cas où l’inexécution trouverait son origine dans la faute de l’auxiliaire du débiteur, le créancier pourra solliciter une indemnisation directement auprès de ce dernier.
Le débiteur poursuivi pourra, néanmoins, invoquer pour se défendre contre une action en responsabilité extracontractuelle les moyens de défense issus du contrat (telles que des clauses exonératoires qui y seraient inclues), de la législation applicable aux contrats spéciaux, des règles de prescriptions applicables au contrat… Il en est de même à l’égard de l’auxiliaire, qui pourra invoquer des moyens de défenses tirés tant du contrat principal que du contrat qui le lie au débiteur principal.
En pratique, l’article 6.3 ne présentera pas un grand intérêt entre parties contractantes, l’action extracontractuelle étant soumise à un régime hybride proche du régime contractuel. Le changement est en revanche beaucoup plus profond en ce qui concerne les auxiliaires. En effet, le livre 6 offre désormais la possibilité aux tiers d’engager directement la responsabilité extracontractuelle d’un sous-traitant, d’un mandataire ou d’un organe. Pour se prémunir contre de telles actions et plus généralement, afin de circonscrire les difficultés d’application auxquelles l’article 6.3 pourrait donner lieu, une adaptation des clauses dérogatoires et exonératoires de responsabilité dans les contrats et conditions générales est conseillée avant l’entrée en vigueur du livre 6.
2. L’article 6.6, la notion de faute extracontractuelle revisitée et précisée
La notion de faute extracontractuelle est codifiée à droit constant : il s’agit d’un manquement soit à une règle légale imposant ou interdisant un comportement déterminé, soit à la norme générale de prudence.
Le nouveau livre 6 introduit cependant une série de critères – non exhaustifs – étoffant la notion de norme générale de prudence. En particulier, peuvent être pris en considération :
- La proportionnalité entre le risque de survenance du dommage et les coûts nécessaires pour l’éviter. En effet, certains risques sont si imprévisibles qu’il serait déraisonnable d’attendre d’une personne prudente et diligente qu’elle prenne en charge les coûts pour les éviter. On peut y voir une forme de consécration d’une approche fondée sur l’analyse économique du droit ;
- L’état des techniques et des connaissances scientifiques. L’engagement de la responsabilité peut être évité si le dommage était imprévisible compte tenu des circonstances de l’époque (par exemple, une entreprise pourra échapper à la mise en cause de sa responsabilité pour des effets secondaires d’un produit qu’elle commercialise et qui n’étaient pas connus et ne pouvaient être raisonnablement décelés quand le produit avait été mis sur le marché).
Ces critères ont vocation à servir de ligne de conduite, permettant au juge une certaine souplesse dans l’adaptation à des circonstances particulières, tout en lui fournissant un cadre de référence clair. En pratique, ces critères seront également des outils intéressants pour le justiciable, lui permettant d’orienter les moyens de défense invoqués ou, au contraire, d’étayer la preuve d’une faute de son cocontractant ou d’un tiers.
3. L’article 6.15, un nouveau cas de responsabilité du fait autrui
La responsabilité des commettants pour les fautes de leurs préposés est maintenue. Le livre 6 innove toutefois en consacrant un nouveau cas de responsabilité du fait d’autrui des personnes morales pour les faits de leurs organes et des membres de ceux-ci.
A partir du 1er janvier 2025, les personnes morales pourront donc être tenues responsables du dommage causé à des tiers par leurs organes ou les membres de ces organes « pendant et à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions ».
En pratique, la théorie de l’organe est abandonnée et absorbée par le régime applicable dans les rapports entre commettants et préposés. Certaines différences subsistent cependant entre les personnes morales selon qu’elles relèvent du droit privé ou du droit public en ce qui concerne les organes susceptibles d’engager leur responsabilité.
4. L’article 6.18 et les conséquences d’un lien causal distendu
Jusqu’à présent, la question du lien causal se concevait exclusivement sur la base de la question suivante : sans la faute, le dommage se serait-il produit tel qu’il s’est produit ? Il s’agissait de la théorie dite de l’équivalence des conditions, qui aboutissait à une interprétation extensive du lien de causalité, favorable aux personnes lésées.
Dans le livre 6, la théorie de l’équivalence des conditions est maintenue, mais le juge reçoit le pouvoir de considérer, dans des circonstances exceptionnelles, que le lien de causalité est trop distendu pour établir la responsabilité. Le législateur prévoit deux critères permettant d’évaluer si le lien causal peut être exclu :
- La nature improbable du dommage par rapport au fait générateur de responsabilité ;
- La circonstance que ce fait n’ait contribué que faiblement à la survenance du dommage.
En pratique, ce nouveau mécanisme pourrait s’avérer être un moyen de défense intéressant, notamment contre les actions en responsabilité tant contractuelle qu’extracontractuelle pour les dommages médicaux ou économiques indirects.
5. L’article 6.22, indemnisation de la perte d’une chance
L’indemnisation de la « perte d’une chance» est admise de longue date en droit belge. La notion de perte de chance est fréquemment utilisée, par exemple, en matière de responsabilité médicale. Elle s’applique quand il n’est pas certain qu’en l’absence de faute, le dommage serait survenu tel qu’il est survenu. On estime alors que la personne lésée a droit, non pas à l’indemnisation de son dommage, mais à l’indemnisation de la perte d’une chance, qui correspond à un certain pourcentage du dommage.
Le nouveau live 6 traite de cette question sous un angle différent. La perte de chance devient une question de causalité proportionnelle : la personne lésée pourra recevoir une indemnisation proportionnelle à la probabilité que la faute a effectivement causé le dommage.
Ceci aboutira, en pratique, à un résultat comparable à celui de l’ancien régime. Toutefois, le livre 6 ne prévoit pas expressément que la chance perdue doit être sérieuse. Ceci donnera probablement lieu à des contestations devant les tribunaux au cours des prochaines années.
6. L’article 6.23, causes alternatives
Il arrive que la cause spécifique du dommage subi ne soit pas clairement identifiée car plusieurs faits, imputables à plusieurs personnes différentes, pourraient être à l’origine de ce dommage. Ce pourrait être le cas, par exemple, d’un patient qui subit un dommage du fait de la mise sur le marché, par plusieurs concurrents, d’un même médicament générique défectueux. S’il n’est pas possible de déterminer par laquelle des sociétés le médicament ingéré par le patient a été produit, aucune indemnisation n’était auparavant possible, en raison de l’incertitude causale.
Le livre 6 pallie cette lacune en consacrant un principe de responsabilité proportionnelle des parties potentiellement responsables. Concrètement, si des faits similaires, imputables à plusieurs personnes distinctes, ont exposé la personne lésée au risque de dommage, ces différentes personnes devront indemniser la partie lésée à concurrence de la probabilité que leur comportement ait causé le dommage. La personne lésée ne devra, d’ailleurs, pas nécessairement identifier chaque personne susceptible d’avoir causé le dommage pour pouvoir bénéficier d’une indemnisation.
Une nouvelle possibilité de réparation est donc consacrée, dans les cas où la cause précise du dommage ne peut être identifiée.
En conclusion
Le livre 6 du Code civil introduit donc dans le droit de la responsabilité un certain nombre de nouveautés auxquelles il conviendra d’être attentif.
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